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Grand témoin - l’Eglise dans les conflits

dimanche 7 novembre 2010, par Gilles Nicolas

Depuis que je suis prêtre, ma conviction a toujours été aussi que l’Eglise d’Algérie était au cœur de problèmes d’importance majeure pour toute une partie du monde. Ce n’est pas parce que l’importance numérique de la présence chrétienne n’a cessé de diminuer que cette conviction pour moi a diminué. Je pense que l’Algérie, qui sort d’un système économique dirigiste, comme d’autres pays, et qui s’achemine difficilement vers la concurrence, la libre entreprise, vers l’économie de marché, connaît les mêmes difficultés que bien d’autres pays. Mais s’y ajoute l’enjeu de la rencontre des cultures, du dialogue des religions, de la présence des immigrés d’origine maghrébine en France… Il y a le problème de l’Islam, confronté aux questions de la modernité, les questions intellectuelles, politiques, juridiques, d’une société en crise. Il y a une jeunesse nombreuse, à la recherche de repères et de sens. Personnellement, d’ailleurs, j’ai toujours trouvé plus intéressant d’être dans une société en crise, à la recherche de sens, que dans une société qui vit comme elle a vécu depuis plusieurs siècles, sans se poser de questions. Il y a des pays où c’est comme cela, mais ce n’est pas là que j’aime le mieux vivre. Ma conviction aussi, c’est que les choix qui ont été faits par l’Eglise en Algérie ne pouvaient pas être différents.

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Le Père Gilles Nicolas
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le Cardinal Duval. Alger 1960

Le Cardinal Duval disait souvent que l’Eglise n’a pas sa fin en elle-même, autrement dit, elle n’a pas pour but en premier lieu de développer ses effectifs, de sacramentaliser. Elle est ici – et cela, Monseigneur Duval l’a vécu depuis son arrivée comme évêque de Constantine – au service de l’Algérie, du peuple d’Algérie, de la société tout entière, de la paix, de l’humanité.


Conférence donnée au cours de la session 2002 des Semaines Sociales de France, " La violence, Comment vivre ensemble ? par le Père GILLES NICOLAS, vicaire épiscopal à Alger, économe diocésain, aumônier des étudiants d’Afrique sub-saharienne.

le texte provient du site Semaines sociales de France http://www.ssf-fr.org/56_p_12836/gr...

J’ai bien conscience qu’un certain nombre d’entre vous sont déçus de ne pas trouver Monseigneur Teissier, qui m’avait demandé en août si j’étais disposé à le remplacer. En consultant le programme et la liste des intervenants, j’en avais conclu que je n’avais pas la pointure et l’envergure pour le remplacer. Mais, comme il est revenu à la charge par la suite, je me suis laissé convaincre. J’ai tout de même l’avantage de faire ce qu’il n’aurait pas pu faire, la présentation de son dernier livre, qui est, à mon avis, le plus intéressant de ceux qu’il a écrits : Chrétiens en Algérie, un partage d’espérance. Vous trouverez là tout ce que je pourrais vous dire, parce que c’est un livre qui est écrit en grande partie à partir de témoignages, de lettres qu’il a reçues, après les épreuves que nous avons traversées. Evidemment, tous ces témoignages de solidarité qui émanent de musulmans l’ont beaucoup marqué et aidé à tenir le coup dans une période extrêmement difficile.

J’ai aussi souhaité que l’on précise, en me présentant, que j’étais aumônier des étudiants, parce que nous avons beaucoup d’étudiants originaires d’Afrique sub saharienne, d’une trentaine de pays différents. Je suis très proche d’eux par la force des choses, par ma fonction d’économe diocésain, par le fait que je communique souvent avec eux par le courrier électronique. Ils viennent parfois de villages de leur pays où il n’y a pas d’électricité. C’est pourquoi, pour bon nombre d’étudiants, l’Algérie est un pays moderne, doté d’infrastructures, développé, et un havre de paix…Beaucoup évidemment appartiennent à des pays qui ont connu des violences aussi graves qu’en Algérie. D’ailleurs, deux étudiants rwandais chrétiens sont actuellement en prison à Alger parce qu’ils ont poignardé un étudiant burundais dans sa chambre, lequel est parti pendant l’été avec un visa pour Taizé et a demandé l’asile politique en Belgique. Il n’est donc pas revenu. Aucun d’entre eux n’a été victime de violences du fait des islamistes pendant les années sombres 1993, 1994, 1995…

Le premier point, c’est une question que l’on m’a souvent posée ces dernières années : "pourquoi restez-vous en Algérie, puisque l’Eglise n’est plus acceptée là-bas, puisque vous ne pouvez pas parler. Vous êtes une Eglise du silence, quels fruits cela peut-il porter ?". Ce discours ne m’a jamais ébranlé. J’ai toujours été persuadé que, comme l’a dit Monseigneur Claverie, l’évêque d’Oran assassiné dans un attentat en 1996, qui avait été mon prédecesseur comme Directeur du Centre d’Etudes Diocésain d’Alger, il est normal que l’Eglise soit dans une situation de conflit. J’allais presque dire que les situations de conflit sont normales. Si vous lisez la Bible, vous en trouverez quelques-unes ! Et toute la Bible est écrite dans un contexte de conflit. Le Père Claverie disait qu’il fallait que l’Eglise soit présente sur les zones de fracture. Il était originaire d’Algérie, qui est un pays à grands risques sismiques.

Bien sûr, nous n’avons pas la vocation du martyre, aucun d’entre nous ne l’a, et pas plus les moines de Tibhirine, dont j’étais très proche. Je peux citer une réflexion qui avait été faite à Monseigneur Teissier, et qui l’avait grandement décontenancé. Il cherchait désespérément à assurer le renouvellement de notre communauté, et dans ses voyages, il contactait des groupes, des mouvements, assez nouveaux d’inspiration. L’un d’entre eux, je ne dirai pas lequel, lui disait :"écoutez, nous n’allons pas aller en Algérie maintenant, parce que nous avons beaucoup trop de respect de la vie humaine". Monseigneur Teissier en était resté pantois, disant : "Mais nous avons, nous aussi, le respect de la vie humaine. D’ailleurs, les religieux et les religieuses qui ont traversé cette période n’ont jamais subi la moindre pression de la part de leurs supérieurs. Au contraire, nous nous sommes toujours assurés qu’ils étaient libres, personnellement et individuellement, et qu’ils ne restaient pas là uniquement par obéissance à leurs supérieurs. Mais je crois que dans une période de grave crise, comme celle qu’a traversée l’Algérie, l’Eglise avait une parole à dire, et cette parole, c’était principalement sa présence aux côtés des frères dont nous partagions les difficultés".

Je pense pouvoir dire, maintenant que nous avons traversé la période la plus grave, que cette présence a considérablement rapproché l’Eglise d’Algérie de la population, dans toutes ses couches, et que l’Eglise d’Algérie est considérée comme une réalité du pays, et non pas comme une survivance d’une présence coloniale. J’ai toujours cru que la présence d’une communauté chrétienne, solidaire de l’Algérie dans les difficultés, avait une extrême importance, et pour l’Algérie elle-même, et pour l’Eglise universelle. C’est peut-être une idée un peu prétentieuse, parce que nous sommes un tout petit nombre, mais je pense que cette présence a une signification, comme d’ailleurs la présence de moines à Tibhirine, qui n’étaient que sept, alors qu’ils venaient de l’ordre cistercien, normalement très nombreux.

Cette présence avait une très grande importance pour l’ordre cistercien tout entier, et c’est ce qu’avait bien compris Dom Bernardo Oliveira, qui est l’Abbé Général des Trappistes et qui était venu à Tibhirine. Ce qui m’a renforcé dans la conviction de l’importance de cette présence, ce sont les amitiés en provenance d’Algériens musulmans qui n’ont cessé de nous dire, à toutes les périodes, qu’ils avaient besoin de cette présence. Je suis sûr que ces témoignages continuels d’amis musulmans ont beaucoup aidé Monseigneur Duval à vivre ces épreuves. Le Cardinal Duval est mort le jour où on a retrouvé les restes des moines de Tibhirine. Mais il avait appris leur assassinat quelques jours avant et il avait dit - c’est une de ses dernières paroles, je crois - : "Je meurs crucifié". Il avait déjà perdu son auxiliaire et grand ami Monseigneur Jacquier, assassiné lui aussi, pratiquement à la porte de l’archevêché, en 1976, je crois. Toutes ces épreuves, il les a vécues comme autant de coups de poignard qui lui étaient assenés. Il était à la retraite à ce moment-là et ses amis algériens le soutenaient. Le président Bouteflika a dit dans un de ses discours, en Espagne, qu’il demanderait la canonisation de Monseigneur Duval. Cela nous a fait sourire, mais il y a une rue Monseigneur Duval, et, même s’il ne fait pas l’unanimité parmi les Algériens, un grand nombre de gens tiennent tout de même chaque année, à l’anniversaire de sa mort, à faire une manifestation en mémoire de celui qu’ils considèrent comme un grand ami de l’Algérie. Monseigneur Teissier aussi a eu besoin de cette amitié, et nous en avons tous besoin.

On m’a présenté comme le curé de Médéa. Quand je suis arrivé à Médéa, il n’y avait déjà presque plus de paroissiens, et trois ans après mon arrivée, il n’y en avait plus du tout. Ce sont évidemment des amis algériens musulmans que je rencontrais tous les jours, et ensemble nous commentions l’évolution des choses. Je partageais leurs valeurs, leurs joies et leurs peines. Ils avaient la même espérance pour ce pays. Chrétiens en Algérie, un partage d’espérance, c’est vraiment ce que nous avons vécu. En ce moment, à cette heure-ci, je suis sûr que Monseigneur Teissier doit être dans une famille algérienne, en train de partager le repas de rupture du jeûne du soir de Ramadan, car le nombre de soirées du Ramadan est limité, et son agenda est absolument rempli.

Depuis que je suis prêtre, ma conviction a toujours été aussi que l’Eglise d’Algérie était au cœur de problèmes d’importance majeure pour toute une partie du monde. Ce n’est pas parce que l’importance numérique de la présence chrétienne n’a cessé de diminuer que cette conviction pour moi a diminué. Je pense que l’Algérie, qui sort d’un système économique dirigiste, comme d’autres pays, et qui s’achemine difficilement vers la concurrence, la libre entreprise, vers l’économie de marché, connaît les mêmes difficultés que bien d’autres pays. Mais s’y ajoute l’enjeu de la rencontre des cultures, du dialogue des religions, de la présence des immigrés d’origine maghrébine en France… Il y a le problème de l’Islam, confronté aux questions de la modernité, les questions intellectuelles, politiques, juridiques, d’une société en crise. Il y a une jeunesse nombreuse, à la recherche de repères et de sens. Personnellement, d’ailleurs, j’ai toujours trouvé plus intéressant d’être dans une société en crise, à la recherche de sens, que dans une société qui vit comme elle a vécu depuis plusieurs siècles, sans se poser de questions. Il y a des pays où c’est comme cela, mais ce n’est pas là que j’aime le mieux vivre. Ma conviction aussi, c’est que les choix qui ont été faits par l’Eglise en Algérie ne pouvaient pas être différents.

Le Cardinal Duval disait souvent que l’Eglise n’a pas sa fin en elle-même, autrement dit, elle n’a pas pour but en premier lieu de développer ses effectifs, de sacramentaliser. Elle est ici – et cela, Monseigneur Duval l’a vécu depuis son arrivée comme évêque de Constantine – au service de l’Algérie, du peuple d’Algérie, de la société tout entière, de la paix, de l’humanité. Nous n’avons pas pour but de défendre des positions. En tant qu’économe diocésain, je pourrais me battre jour et nuit pour essayer de conserver des positions, c’est-à-dire des immeubles, des droits…Je le fais bien un peu, mais ce n’est pas ce qui m’intéresse le plus, ce n’est pas l’axe de mon sacerdoce. Quand j’étais enseignant au lycée de Médéa, si je déplorais la montée en puissance du fondamentalisme musulman - parce que l’on a senti sa montée en puissance – ce n’est pas tellement parce que certains élèves encouragés en sous-main par des professeurs assez pernicieux faisaient tout pour m’être désagréables, par exemple en écrivant au tableau des versets du Coran qui attaquent les chrétiens. Ce qui me gênait le plus, c’étaient les conséquences sur leur esprit critique, sur leur liberté de pensée, c’était l’abdication de leur intelligence. Le fondamentalisme, c’est cela. C’était aussi cette agressivité qu’on laissait se développer chez eux, cette certitude qu’"étendre l’étendard de l’Islam ", pour reprendre une formule arabe, c’était écraser les autres. J’ai pu entendre un grand nombre d’homélies provenant de la mosquée voisine, en arabe, les vendredis ou les autres jours, qui n’étaient pas très agréables, et qui faisaient très souvent allusion aux Croisades, alors qu’il n’y avait plus de Croisés, à part moi, dans les environs…

Depuis, je pense que l’Algérie a payé très cher cet abandon du système éducatif et de la mosquée aux intégristes de tout poil, et la communauté chrétienne avec elle, bien entendu. Je rappelle qu’avant les dix-neuf assassinats de religieuses et religieux qui ont eu lieu de 94 à 96, le Père Roger, un Père Blanc, avait été assassiné à Tizi Ouzou, le Père Jean-Marie Jover, qui était professeur de mathématiques, lui aussi, à Orléansville (aujourd’hui Chélif ). Monseigneur Jacquier, comme je l’ai déjà dit, avait été assassiné en 1976 au couteau, pour des raisons mal élucidées, mais certainement en relation avec la culture de violence qui avait cours aussi bien dans l’idéologie du F.L.N. de l’époque, que dans l’islamisme montant.

Nous ne sommes pas, en Algérie, une Eglise du silence. Nous sommes une Eglise qui est acceptée parce que solidaire. Dans les années qui ont suivi l’indépendance, l’Eglise était très largement d’origine française. Ce n’est plus tout à fait vrai maintenant, ce n’est même plus vrai du tout. Au centre diocésain où je loge encore, bien que n’en étant plus directeur, trois frères maristes sont arrivés cette année. Le premier religieux assassiné en 1994 était un frère mariste, Henri Vergès, assassiné à la Casbah d’Alger, avec une Petite Sœur de l’Assomption. Les Maristes se sont retirés de 1994 à 2002. Ils sont revenus, et aujourd’hui sont parmi nous deux Espagnols et un Mexicain, qui parlent tous les trois le français. Ils apprennent l’arabe, la culture algérienne, et ce n’est qu’au terme de cette année, au mois de juin, qu’ils vont se décider pour leur implantation au service de la jeunesse. Il y a aussi un Syrien, qui est arrivé il y a un mois, non pas de la planète Mars, mais presque, du monastère de Saint Moïse l’Ethiopien. C’est un monastère de Syrie, qui a été fondé par un Père jésuite italien et se trouve dans la montagne, à 1800 mètres d’altitude. Ce Syrien qui ne parle pas un mot de français, pas un mot d’anglais, est un homme extraordinaire. Je ne vous parle pas des autres venues, mais la plupart de ceux qui arrivent ne sont pas français. Peu importe, ce n’est pas parce qu’ils ne sont pas français que l’Eglise est considérée différemment, c’est parce que l’Eglise a été solidaire dans la période difficile. Il y a eu pendant longtemps des discours anti-français et anti-chrétiens, émanant de milieux souvent arabophones, mais pas toujours, de milieux francophones aussi. Ces déclarations désagréables dans la presse se font beaucoup plus rares. En revanche, ce qui est étonnant, c’est qu’alors que notre nombre s’est réduit à presque rien, il y a eu, je dirais, 250 articles de presse consacrés aux chrétiens en Algérie. On passe son temps à refuser des interviews de journalistes qui voudraient faire un article sur les chrétiens en Algérie.

Dans les premiers temps de l ’Eglise, il y a eu les martyrs de la foi, ceux qui sont morts pour avoir refusé de renier leur foi chrétienne ou pour avoir refusé de sacrifier à l’empereur. Christian de Chergé, le prieur de Tibhirine, parlant de ceux qui avaient été tués avant lui, et sans savoir que lui-même en ferait partie, parlait des martyrs de la charité. C’est par amour pour le peuple au milieu duquel ils vivaient qu’ils avaient accepté de mettre leur vie en danger. Je ne dis pas qu’ils avaient marché vers le martyre. Encore une fois, ce serait stupide. Quand je rencontrais plusieurs fois par semaine le Père Christian de Chergé, nous faisions le point sur la situation, nous évaluions les risques, et nous aurions pris le chemin d’Alger, si les signes avaient été là qu’il fallait partir. Mais tout en restant, nous savions bien, les uns comme les autres, que nous courions un danger réel. Ce danger valait-il d’être couru ? Eh bien même après coup, je réponds sans hésitation "oui".

En 1993, une dizaine de jours après que quatorze Croates eurent été égorgés à quelques kilomètres du monastère de Tibhirine – ces Croates, c’étaient mes paroissiens –, j’étais monté moi-même à Tibhirine avec deux jeunes Africains. Je leur avais demandé s’ils préféraient que nous célébrions Noël chez moi ou que nous montions au monastère. L’un d’entre eux avait demandé que nous montions au monastère, et nous le fîmes à quatre heures et demie de l’après midi, car après c’eût été une imprudence, la route n’était pas sûre. Mais, à six heures et demie du soir, trois hommes armés sont arrivés là où nous étions. C’étaient ceux qui avaient commis ce crime dix jours auparavant. Je signale en passant que l’un des hommes armés, avec lequel j’ai conversé en arabe pendant vingt à trente minutes, m’a dit à la fin : "Vous ne vous souvenez pas de moi ? J’ai été votre élève". Je ne lui ai pas dit : "Rappelle-moi ton nom ", mais j’ai su par la suite que ce même Laïd – il s’appelait Laïd –, avait demandé au chef qu’on m’emmène avec eux. Finalement, ils ne l’ont pas fait. Après cette visite, les moines ont décidé de partir, au terme d’un vote, en chapitre. Ils craignaient que les hommes ne reviennent. En réalité, ils ne sont pas revenus, parce qu’ils ont fait une opération dans la région de Tissemsilt, au cours de laquelle le chef a été blessé. Il est finalement mort de ses blessures.

Deux ou trois jours après les événements dont je parle, Monseigneur Teissier est monté. Entre-temps Christian de Chergé était venu me voir. Et les moines sont revenus sur la décision qu’ils avaient prise dans un premier temps. Ils ont décidé de rester. Pourquoi ? Parce qu’ils ont mesuré les conséquences que leur départ aurait sur tout leur entourage. Ils s’étaient rendu compte que c’était un signe d’espérance dont on privait la population et que ces gens avec lesquels ils avaient de multiples liens se diraient : "Alors là, même eux, ils partent et ils nous laissent à la merci des barbares." Et c’est je crois la principale raison qui fait qu’ils se sont refusés à partir, alors que la décision avait été prise.

Pour ma part, j’avais été choisi comme économe diocésain par Monseigneur Teissier lorsque j’étais enseignant au lycée de Médéa. Ce qui m’a obligé à faire la route qui passe par les gorges de la Chiffa. Ceux qui connaissent la route savent qu’elle est très encaissée et qu’on ne pouvait évidemment pas faire le trajet à la nuit tombée, et cela me compliquait beaucoup l’existence. Mais en faisant ce trajet Alger–Médéa plusieurs fois par semaine, je ne courais pas un très grand danger. Je crois qu’un danger plus grand résidait dans la régularité de mes heures d’enseignement. Tout le monde savait que j’avais cours de telle heure à telle heure au lycée et que j’étais bien "facile", étant le seul "roumi" identifié dans les environs. Ce qui est d’ailleurs extrêmement troublant, c’est que la plupart des victimes à Médéa, et j’en connais bon nombre, étaient des islamistes. C’était le cas des trente-trois personnes qui furent égorgées dans un quartier qu’on appelle Qtiten, des quarante-cinq personnes égorgées à la sortie d’une mosquée à Beni Slimane et des dix-sept morts d’un lycée de Médéa.

Le fait d’avoir continué mon travail d’enseignant a approfondi évidemment mes liens avec la population. Un jour, les groupes armés G.I.A., ou A.I.S. plutôt, avaient demandé à tous les fonctionnaires de ne pas reprendre le travail, à tous les enseignants de ne pas reprendre à la rentrée de septembre 95 . La plupart des enseignants ont repris leur travail tout de même. C’était assez courageux parce que c’était risqué (un collègue professeur de mathématiques dans mon lycée est, lui, parti au maquis et a été tué par d’autres groupes armés. C’était un père de trois enfants). Mais le fait d’avoir continué à enseigner dans ce contexte fait que quand je reviens à Médéa de temps à autre, je suis l’un des leurs et accueilli dans de très nombreuses familles.

Pourtant les autorités politiques françaises, le Ministère des Affaires Etrangères, le consulat, etc, ont multiplié les consignes aux Français pour qu’ils quittent l’Algérie, en disant que c’était de la folie de rester. Cependant quand nous rencontrions personnellement tel ou tel fonctionnaire, y compris l’ambassadeur de France, je crois qu’il comprenait très bien que nous avions d’autres raisons de rester, et ils les respectaient. Certains nous disaient : "Partez jusqu’à la fin de cette crise, de toute façon, votre présence est inutile, vous ne pouvez rien faire pour changer, ne vous exposez pas inutilement. En quoi pensez-vous que votre présence, minime, puisse peser sur l’évolution de la crise, où vous n’êtes pas partie prenante ? Vous reviendrez quand vous pourrez ". Mais d’autres nous disaient : "Si même vous vous partez, alors quel espoir nous restera-t-il ?" J’ai un livre ici, un des derniers parus, qui a été écrit par un journaliste algérien, Mohamed Balhi : Tibhirine, l’enlèvement des moines. Il a été publié simultanément en français et en arabe. L’auteur fait une citation de la lettre 225 de Saint Augustin, envoyée à l’évêque de Tiaba peu avant le siège de cette ville par les Vandales, et il cite ensuite le prieur de Tibhirine, et il écrit ceci : "transposée à notre époque, cette lettre est plus que jamais d’actualité : en refusant de partir, les chrétiens d’Algérie ont fait leur choix, ils se sentaient impliqués dans une société avec laquelle ils partagent les soubresauts de l’histoire."

J’ai oublié, entre autres, de dire une chose : certains d’entre vous ont peut-être lu (cela a paru dans la presse française, traduit de l’américain, je crois, ou de l’arabe) la préparation spirituelle de Mohamed Atta, qui pilotait l’avion qui s’est écrasé sur l’une des tours du World Trade Center. C’était un Egyptien qu’on a parfaitement identifié et qui avait dans ses papiers toute la préparation spirituelle, psychologique, intellectuelle, etc, de la réalisation de son acte. Moi, je l’ai lue, elle m’a fortement impressionné, parce que j’ai retrouvé beaucoup de choses. D’abord, je n’ai pas retrouvé de haine. On dit que le moteur du terrorisme, c’est la haine, je n’en suis pas si sûr…J’ai retrouvé les ablutions, le fait de se parfumer, de faire la prière, etc. Tout ce que je connaissais chez mes élèves, et en particulier celui qui est devenu terroriste et que j’ai revu plus tard. Alors, comme je les aime bien, que je les ai toujours bien aimés, et que ceux que je revois, je les revois toujours avec plaisir (mais ils n’ont pas changé : en Algérie, à peu près 50% des gens ont plus de sympathie pour Ben Laden que pour George Bush ), ce sont mes frères. Ce sont parfois les mêmes qui nous disent qu’il ne faut pas partir.

Deux petits mots : le vicaire général Belaïd Ould Daoudia habite à l’archevêché. Âgé de soixante dix-sept ou soixante dix-huit ans, il a demandé à être remplacé et il va partir à Tizi Ouzou. Les gens du quartier ont appris cela, et il y a déjà une pétition avec dix-sept signatures demandant qu’on leur laisse Belaïd. C’est quelqu’un que tout le monde connaît dans le quartier et que tout le monde veut inviter pour le dîner de Ramadan. Il y a un prêtre de la mission de France qui l’année dernière a été à Boudonaou, une petite ville à 35 kilomètres d’Alger, et qui est parti maintenant à Adrar. Une délégation est venue à l’archevêché et a dit : "Mais laissez-nous le Père Philippe, pourquoi voulez-vous l’envoyer ailleurs ? Nous voulons qu’il reste avec nous, parce que nous avons besoin d’un peu d’humanité". Telles sont les petites fleurs que représente le dialogue mené par l’Eglise avec les gens, et je crois que nous avons là la preuve que ce que demandent les habitants avant tout, ce n’est pas de l’aide sociale mais un peu d’humanité et de solidarité.

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