La voie Chérif
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Pendant ce temps, à Tibhirine...

mercredi 15 septembre 2010, par Patrice van Eersel

Dans le livre de Patrice Van Eersel "Tisseurs de paix" . La vie des moines de Tibhirine et leur destin sont évoqués sous des angles différents qui donnent à réfléchir.


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Tisseurs de paix par Patrice van Eersel

Quatrième de couverture

Ces hommes et ces femmes qui tissent la paix

Partout où l’ignorance et la guerre déchirent le tissu humain, jaillissent des hommes et des femmes qui renouent les liens et raccommodent les trous. À l’entrée du XXIe siècle, les déchirures sont paradoxalement beaucoup plus souvent religieuses que cent ans plus tôt. Aussi les nouveaux tisseurs de paix doivent-ils savoir se situer par rapport à l’essentiel et au sacré. Ce livre raconte l’avènement d’une diplomatie spirituelle méditerranéenne dans laquelle juifs, chrétiens et musulmans, mais aussi hindous, bouddhistes et laïcs de différentes sortes se retrouvent pour partager les musiques du monde, dialoguer, méditer, relire l’histoire, sauvegarder la terre et réinventer la vie ensemble.

Patrice van Eersel est rédacteur en chef de Nouvelles Clés. Il est l’auteur, notamment, de La Source noire, Le Cinquième Rêve, J’ai mal à mes ancêtres...


Pendant ce temps, àTibhirine...

Le 21 mai 1996, le monde apprend avec effroi l’assassinat c sept moines chrétiens, égorgés dans les montagnes de Kabylie. Christian de Chergé (frère Christian), Christian Lemarchan (frère Bruno), Célestin Ringeard (frère Célestin), Paul Dochit (frère Luc), Christophe Lebreton (frère Christophe), Michel Fleury (frère Michel) et Paul Favre-Miville (frère Paul) ont et enlevés deux mois plus tôt dans leur monastère Notre-Dame-dé l’Atlas, à Tibhirine, par des combattants du GIA (Groupe islarnique armé), ou se prétendant tels, intégristes musulmans de la veine d’Al-Qaïda et d’Oussama Ben Laden, en « guerre sainte totale contre le Satan d’Occident ».

Initialement kidnappés, semble-t-il, pour servir de monnaie d’échange contre des islamistes emprisonnés par le pouvoir algérien, les sept hommes ont finalement été décapités. On n’a découvert que leurs têtes. On ignore si leurs corps seront un jour retrouvés.

C’est l’époque où l’Algérie s’enfonce, pour des années, dans la nuit d’une guerre civile sans merci, où des centaines de milliers d’hommes, de femmes et d’enfants vont périr, dans des conditions toujours atroces et généralement obscures, où se trouvent mêlés la misère, le fanatisme, la corruption, la géopolitique, le pétrole et les vendettas. Européens, Français, nous n’avons jamais connu d’aussi près ce que le philosophe André Glùcksman, de retour d’enquête sur le martyre tchétchène, appelle alors « la troisième mort de Dieu » : après le Goulag et la Shoah, les exterminations « purificatrices » des fous d’intégrisme, venant d’elle et la frappant, éreintent la vaste umma musulmane. Cette même « troisième mort » métamorphose, à la même époque, l’ex-Yougoslavie en enfer...

De façon troublante, l’émotion n’est pas moins vive en Algérie qu’en France, d’où sont originaires les sept religieux assassinés. En Kabylie même, elle éclate avec colère et le peuple de Tibhirine la manifeste avec d’autant plus de courage qu’il signale ainsi crûment, devant les caméras, l’audace de sa fraternité avec les « impies ».

Quiconque a vécu en Afrique du Nord sait de quelle étoffe peut se vêtir là-bas la fraternité entre religieux chrétiens et populations musulmanes. J’ai connu, enfant puis adolescent, les communautés franciscaines installées dans l’Atlas marocain, notamment celles de Tazert et d’Agouïm, où les frères soignaient dans leurs dispensaires et enseignaient la menuiserie. Sans l’ombre d’un prosélytisme - en dix ans, je n’ai pas connu une seule conversion : certes, l’islam ne la tolère pas, mais je sais que les frères y auraient été hostiles eux-mêmes -, ces gens se voulaient au service des autres et avaient choisi de le faire en des lieux où la beauté de la nature le disputait à la pauvreté extrême de ruraux splendides. Entre les religieux « roumis » (romains, chrétiens) et les Berbères musulmans s’étaient tissés des liens, souvent tacites, du moins peu bavards, mais d’autant plus drus.

Arrivé en France, il me fut souvent difficile de communiquer à mes amis révoltés et anti-chrétiens le goût profond de cette relation. La présence pacifique de moines bouddhistes dans les campagnes du Périgord ou des Alpes donne-t-elle aux habitants de ces régions un aperçu de la nature des liens dont nous parlons ? Peut-être, aux yeux des SDF par exemple, qu’il arrive à ces lamas ou bonzes de recueillir... Mais il est difficile de comparer : plus de mille ans d’histoire emportent chrétiens et musulmans dans une passion tellement particulière ! En Algérie, une rencontre unique en son genre s’est développée, en lointaine résonance avec l’exemple saharien du Père de Foucault, mais définitivement ancrée dans l’univers d’après la guerre d’indépendance et cela change beaucoup de choses. Les religieux chrétiens partis là-bas depuis ne peuvent résolument pas tricher. Il leur faut beaucoup de cœur au ventre et d’humilité.

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Les moines de Thibhirine

Tels étaient les sept frères de Tibhirine - et tels sont leurs successeurs.

Non pas franciscains, mais trappistes, autrement dit davantage voués, en principe, à la contemplation et à la prière qu’à l’édification de dispensaires ou d’écoles. Mais la vie quotidienne et la vision propre de Christian de Chergé, essentiellement tournée vers l’autre, en l’occurrence le musulman, leur aura donné l’occasion de servir le « siècle » largement autant que de prier la divinité. Frère Christophe aura passé ses meilleures heures à cultiver la terre avec ses amis algériens - partageant ensuite le fruit de la vente des produits avec tout le village. Et frère Luc était médecin, auscultant sans relâche depuis quarante ans dans son dispensaire de fortune.

Bref, pour la population locale, contemplatif ou actif, cela revenait au même. La vie des moines se mêlait intégralement à la leur. D’ailleurs, à l’origine, leur village n’avait-il pas été créé par des réfugiés, pendant la guerre contre la France, et organisé, de facto, autour du monastère, rare endroit que les Fellaghas respectaient et que l’armée française n’osait bombarder, même si elle soupçonnait les moines d’être des « rouges » ?

Quelle que soit leur confession, les « saints hommes » sont facilement reconnus, en terre d’islam, et particulièrement en Kabylie... La région de Médéa, où se déroule cette histoire, est souvent décrite comme culturellement conservatrice. Elle n’en observe que plus scrupuleusement les lois d’hospitalité de la religion du Prophète. Paradoxe que nous avait signalé, dès le début des années 80, le philosophe algérien Mohammed Arkoun : l’intégrisme contemporain (comme le fascisme) naît bien davantage en ville qu’à la campagne, et ses cadres fondateurs sortent bien plus souvent des instituts de technologie que des écoles de théologie, nourrissant leur violence d’une frustration face aux promesses non tenues de la modernité (tant communiste que capitaliste), bien plus profondément que d’un réel ancrage dans la tradition. Cette réalité urbaine ne rend d’ailleurs que plus complexe l’issue civilisée de ce labyrinthe. Comment nous guérir de la maladie de l’intolérance religieuse post-moderne, troisième guerre mondiale rampante que toute cette violence révèle ? Face à l’obscurantisme intégriste, inextricablement noyauté de manipulations étatiques variées, bien des Algériens modernes et citadins - citadines ! - ont fait preuve, au risque d’y perdre la vie le jour même, d’un courage admirable, eux aussi … Parmi ceux-là, un artiste.

*

Rachid Koraïchi. Un plasticien de renom, audacieux, lumineux, à la fois calme et extraordinairement actif, musulman tempéré et végétarien joyeux et tolérant, dont les calligraphies, les sculptures, les tapisseries ornent les plus grands musées du monde, notamment le British Muséum et le Moma de New York. La nouvelle de l’assassinat des sept moines le révolte. Comme il nous le dira plus tard : « Commis contre des Algériens, le crime aurait déjà été abominable - et Dieu sait si nous en avions déjà connus : le téléphone sonnait sans arrêt, tous les jours nous avions des amis qui se faisaient tuer ! Mais contre des étrangers, des invités, de surcroît pacifiques et servant notre peuple par amour, il devenait un blasphème suprême. C’était comme si l’on avait tué des amis dans notre maison. »

Rachid Koraïchi était enfant pendant la guerre de libération nationale. Mais suffisamment grand pour se souvenir qu’à l’époque, des chrétiens avaient choisi l’Algérie, tel l’archevêque d’Alger, que l’OAS appelait « Mohammed Duval »... Et suffisamment cultivé pour mesurer dans quelles confusions ses compatriotes se débattirent sitôt l’indépendance acquise : « Prenez le problème de l’arabisation, qui est automatiquement amalgamée à l’islam - dont la langue "révélée" marque la langue arabe d’un sceau en quelque sorte indélébile. Il existe pourtant des arabophones chrétiens, des arabophones juifs, ou des arabophones athées, mais la conscience populaire a énormément de mal à intégrer ces réalités. D’autant plus qu’au moment de l’indépendance, l’Algérie, en manque tragique d’enseignants, a accepté l’arrivée massive de soutiens égyptiens qui, souvent, n’étaient ni instituteurs ni professeurs, mais bouchers, vendeurs de légumes, cordonniers ou garagistes... formés par les Frères musulmans à diffuser une propagande wahhabite dès les années soixante et soixante-dix. De véritables "khmers verts" ! Résultat : coincés entre nos hommes en treillis et leurs propagandistes barbus, nous n’avons jamais pu goûter notre indépendance si chèrement gagnée.

« Pourtant, malgré cet aveuglement, l’assassinat des religieux de Tibhirine - comme celui des religieuses de la Kasbah d’Alger - provoqua dans tout le pays une douleur immense, paradoxalement plus grande que pour la majorité des meurtres dont nous étions victimes. Nous savions que ces gens de Dieu avaient choisi de ne pas bénéficier de la protection spéciale que les autorités algériennes leur avaient proposée. Il nous fallait donc absolument marquer le coup de façon visible et forte. »

Mais que faire dans le chaos, quand on ne sait plus qui tue qui ? Rachid Koraïchi lit alors dans la presse le testament de frère Christian, le prieur du monastère Notre-Dame-de-l’Atlas. Rédigé deux ans et demi avant sa mort, en décembre 1993, ce texte s’intitule « Quand un A-Dieu s’envisage » :

« S’il m’arrivait un jour - et ça pourrait être aujourd’hui - d’être victime du terrorisme qui semble vouloir englober maintenant tous les étrangers vivant en Algérie, j’aimerais que ma communauté, mon Église, ma famille se souviennent que ma vie était donnée à Dieu et à ce pays.

« Qu’ils acceptent que le Maître unique de toute vie ne saurait être étranger à ce départ brutal. Qu’ils prient pour moi : comment serais-je trouvé digne d’une telle offrande ? Qu’ils sachent associer cette mort à tant d’autres aussi violentes laissées dans l’indifférence de l’anonymat.

« Ma vie n’a pas plus de prix qu’une autre. Elle n’en pas moins non plus. En tout cas, elle n’a pas l’innocence de l’enfance. J’ai suffisamment vécu pour me savoir complice du mal qui semble, hélas, prévaloir dans le monde, et même de celui-là qui me frapperait aveuglément.

« J’aimerais, le moment venu, avoir ce laps de lucidité qui me permettrait de solliciter le pardon de Dieu et celui de mes frères en humanité, en même temps que de pardonner de tout cœur à celui qui m’aurait atteint.

« Je ne saurais souhaiter une telle mort ; il me semble important de le professer. Je ne vois pas, en effet, comment je pourrais me réjouir que ce peuple que j’aime soit indistinctement accusé de mon meurtre.

« C’est trop cher payé ce qu’on appellera, peut-être, la "grâce du martyre"que de la devoir à un Algérien, quel qu’il soit, surtout s’il dit agir en fidélité à ce qu’il croit être l’islam.

« Je sais le mépris dont on a pu entourer les Algériens pris globalement. Je sais aussi les caricatures de l’islam qu’encourage un certain idéalisme. Il est trop facile de se donner bonne conscience en identifiant cette voie religieuse avec les intégrismes de ses extrémistes.

« L’Algérie et l’islam, pour moi, c’est autre chose, c’est un corps et une âme. Je l’ai assez proclamé, je crois, au vu et au su de ce que j’en ai reçu, y retrouvant si souvent ce droit-fil conducteur de l’Évangile appris aux genoux de ma mère, ma toute première Église, précisément en Algérie, et, déjà, dans le respect des croyants musulmans.

« Ma mort, évidemment, paraîtra donner raison à ceux qui m’ont rapidement traité de naïf, ou d’idéaliste : "Qu’il dise maintenant ce qu’il en pense !" Mais ceux-là doivent savoir que sera enfin libérée ma plus lancinante curiosité. « Voici que je pourrai, s’il plaît à Dieu, plonger mon regard dans celui du Père pour contempler, avec lui, ses enfants de l’islam tels qu’il les voit, tout illuminés de la gloire du Christ, fruits de sa Passion, investis par le don de l’Esprit dont la joie secrète sera toujours d’établir la communion et de rétablir la ressemblance, en jouant avec les différences.

« Cette vie perdue, totalement mienne, et totalement leur, je rends grâce à Dieu qui semble l’avoir voulue tout entière pour cette joie-là, envers et malgré tout.

« Dans ce merci où tout est dit, désormais, de ma vie, je vous inclus bien sûr, amis d’hier et d’aujourd’hui, et vous, ô amis d’ici, aux côtés de ma mère et de mon père, de mes sœurs et de mes frères et des leurs, centuple accordé comme il était promis !

« Et toi aussi, l’ami de la dernière minute, qui n’aura pas su ce que tu faisais. Oui, pour toi aussi je le veux, ce merci, et cet "à-Dieu" envisagé de toi. Et qu’il nous soit donné de nous retrouver, larrons heureux, en paradis, s’il plaît à Dieu, notre Père à tous les deux. Amen ! Incha Allah ! »

À la lecture de ces lignes, Rachid Koraïchi, comme des milliers d’Algériens, s’embrase d’un sentiment de fraternité très ancien, parfois depuis longtemps oublié. L’émotion entre en ébullition. Et avec elle la volonté d’agir contre la folie des égoïsmes. Pour deux raisons : par sens des responsabilités et par désir d’universalité humaniste. Sens des responsabilités : non seulement Rachid appartient à l’élite culturelle de son pays, mais il descend en droite ligne de la tribu du Prophète, les Qoraïchi ! Celui de ses ancêtres qui, venu d’Arabie, débarqua le premier au Maghreb, au second siècle de l’Hégire, Cheikh el-Qoraïchi el- Gourani, est l’un des sept saints enterrés à la Karaouine, la grande université musulmane de Fès. Si un homme comme Rachid ne fait rien, qui agira ?

Désir d’universalité humaniste : Rachid a l’enthousiasme d’un homme de la Renaissance à qui, même quand tout va mal, y compris dans son existence personnelle, la vie ne cesse de montrer mille horizons. Vous le trouvez une semaine à Damas, montrant l’exemple à des brodeuses, la semaine suivante à Bamako, esquissant un modèle avec des forgerons, et quinze jours plus tard sur les bords de l’Isère, illuminant les quais de Grenoble avec des artistes européens. Cette énorme énergie, il décide donc de la consacrer à concevoir une réparation symbolique de la tragédie de Notre-Dame-de-1’Atlas, au nom de sa nation, au nom de l’islam, au nom de l’humanité.

L’artiste laisse son imagination s’envoler dans la vision d’un monument commémoratif exemplaire. Il en a parlé des heures durant avec son ami, l’écrivain Mohammed Dibb, hélas disparu depuis. Cette mission est d’autant plus sacrée pour lui, que l’Algérie, étranglée par cinquante ans de drame récurrent, n’a développé aucune symbolique marquant le souvenir de ses propres morts. Ceux de la guerre de libération ont été littéralement escamotés, laissant des générations entières amnésiques et donc à la merci des fantasmes intégristes. Il faut savoir que les wahhabites venus d’Arabie s’opposent à toute inscription sur les tombes, même discrètes, et n’ont pas hésité, dans leur rage iconoclaste, à saccager des cimetières de résistants algériens.

Il se trouve que le chiffre 7 occupe une place particulière dans l’univers de Rachid Koraïchi - et dans celui de sa famille : tandis qu’il travaillera à son projet, déjà intitulé dans son esprit « Les sept dormants », il découvrira que le caveau de ses ancêtres, dans le Sud algérien, est orné de la Sourate 18, dite « de la Caverne » (18,19-26), qui raconte précisément la légende des Sept Dormants d’Éphèse...

C’est une histoire ancienne, née dans les communautés chrétiennes du IIIe siècle et que toutes les cultures du monde ont reprise ensuite à leur manière (des Arabes aux Bretons, des Basques aux Bavarois). En ce temps-là, l’empereur romain Dèce persécute l’Église. Un jour, sept jeunes chrétiens d’Éphèse, sur la côte d’Asie Mineure, poursuivis par la police impériale se cachent dans une caverne. Mais ils sont repérés et emmurés vivants. L’Église les considérera comme des martyrs. La croyance populaire, elle, dit que deux siècles plus tard des bergers découvrant cette caverne casseront le mur romain et découvriront les sept jeunes chrétiens, simplement endormis : ils descendront au village, étonnés de ne pas trouver leurs familles, et voudront acheter du pain, avec une monnaie datant de deux siècles plus tôt ! Surtout, ils raconteront leur plongée dans une dimension plus sombre que la nuit, mais aussi plus proche de Dieu, où ils se sont lavés de leurs inaccomplissements pour mieux revenir sur terre.

Cette symbolique de la mort/renaissance, aussi puissante et ancienne que l’humanité, Rachid Koraïchi la retrouve spontanément dans son idée du monument qu’il compte dédier aux « sept dormants » de Tibhirine. Une fontaine à la simplicité cistercienne, en forme de croix, toute en longueur, pourrait laisser couler son eau sur sept pierres cubiques noires, chacune symbolisant l’un des moines et reflétant le ciel, dans un ensemble invitant au recueillement, avec sept autres pierres venues des lieux de naissance respectifs des martyrs, et douze bancs de méditation, six de chaque côté, comme les douze apôtres autour de Jésus...

Bientôt, son ami Mgr Teyssier, l’archevêque d’Alger, invite Rachid à rencontrer chez lui les quelques moines survivants - sidérés, mais bien décidés à retourner à Tibhirine, avec de nouveaux venus, arrivant notamment d’Amérique du Sud. Mais quand l’artiste leur propose son idée, ils sont désolés de ne pouvoir l’accepter. Pour deux raisons. L’eau manque cruellement dans la région et chaque goutte doit exclusivement servir un but utile. Pas question de fontaine. Et puis, les villageois sont si pauvres qu’ils n’ont pu se construire une mosquée. Les moines chrétiens leur prêtent donc une salle pour prier. Cela rapproche certes les deux communautés ; mais si de l’argent se trouvait disponible, il faudrait clairement le consacrer à un lieu de prière musulman plutôt qu’à un monument à la mémoire des martyrs chrétiens - pour les moines, cela ne fait aucun doute.

Rachid Koraïchi repart donc à zéro. Avec désormais une double mission, culturelle et sociale : imaginer un acte de réparation symbolique plus adéquat, et trouver de l’argent pour les villageois de Tibhirine. Les clins d’oeil du hasard (les Chinois traduisent ce mot par « couplage » ou « synchronicité ») vont faire qu’en très peu de temps l’artiste saura remplir ces deux missions de façon spectaculaire. Une mosquée, pour une fois financée non par les réseaux intégristes saoudiens, mais par des Algériens modernes, se dresse bientôt dans le ciel de la petite ville kabyle. Et peu de temps après, le village de Tibhirine, oublié depuis belle lurette par les autorités, reçoit la visite d’une entreprise de forage qui, puisant dans les nappes profondes, fait surgir une source que l’on n’espérait plus. Deux « miracles » que les villageois disent aujourd’hui devoir à la baraka des moines chrétiens disparus.

Quant à l’acte de réparation symbolique imaginé par Rachid Koraïchi, il va prendre une forme très particulière...

il s’agit finalement d’un livre. Ou plutôt de sept livres, hors norme, regroupés en un coffret semblable à un tabernacle (dont toutes les dimensions reposent sur le chiffre 7). Un travail destiné à demeurer œuvre rare, car tiré en très petite quantité, consultable uniquement en bibliothèque, ou à l’archevêché d’Alger, ou dans les bibliothèques nationales (algérienne et française), ou bien à Notre-Dame-de-l’Atlas, à Tibhirine, ou encore à l’abbaye cistercienne d’Aiguebelle, d’où venaient les moines assassinés, à Montjoyer, dans la Drôme .

De quoi s’agit-il ? Rachid Koraïchi a demandé à sept amis écrivains, chrétiens, juifs, musulmans ou athées venus du monde entier - John Berger, Michel Butor, Hélène Cixous, Sylvie Germain, Nancy Huston, Alberto Manguel et LeÏÏa Sebbar - d’écrire chacun un texte dédié à l’un des sept moines, après avoir lu le testament de Christian de Chergé.

Chacun vient avec sa propre histoire et se projette...

Le texte de Cixous exorcise ses souvenirs de la guerre d’Algérie, qui se confondent avec ceux de la Shoah et sa terreur de petite fille juive de voir les catholiques la livrer aux nazis. Ces textes bilingues - recto en français, verso en arabe - alternent avec des gravures que l’artiste a voulues enracinées le plus profondément possible dans la réalité humaine. Ainsi, les plaques de cuivre dans lesquelles il a gravé ses sept séries de calligraphies ornées d’eaux fortes marquées d’un esprit berbère admirable, ont-elles été obtenues en fondant de vieux plateaux ou de théières ayant servi et nourri, qu’il est allé chercher chez un ami du souk de Marrakech. De même, chaque feuille de papier (neuf mille huit cents en tout) a-t-elle été malaxée puis pressée séparément, au format du livre, dans un moulin traditionnel français, avec autant de savoir-faire et de conscience que dans les plus fines abbayes du Moyen Âge. Ainsi, le devoir de mémoire, le besoin de pardon et le désir de jeter des ponts entre les traditions, ont-ils convergé avec une ferveur non feinte vers cette œuvre collective, dont la vision m’a immédiatement fait penser à l’Arche d’Alliance. Je dois dire que la façon dont je l’ai vue la première fois prêtait à ce genre d’analogie... Un musulman qui vous entraîne à l’église pour suivre la messe, je n’avais en effet jamais vécu cette expérience !

Né chrétien et élevé dans cette religion, je m’en sens toujours proche. Mais je fais partie des chrétiens non-pratiquants, qui se retrouvent plus facilement au sein de réseaux interreligieux - voués à l’action et au dialogue, laissant la prière à la spontanéité personnelle - plutôt qu’inscrits dans l’observance d’un culte particulier. Et s’il m’arrive d’entrer dans une église, c’est généralement en dehors des offices. Eh bien, la dernière fois que j’ai participé à une messe, ce fut entraîné, d’une main vigoureuse, par le musulman Rachid Koraïchi ! Cela se passait dans la cathédrale d’Avranches, en Normandie, où l’on fêtait conjointement deux événements : d’abord la visite d’un enfant du pays, Mgr Claude Rault, ordonné évêque du Sahara par le pape Jean-Paul II (après celui de Sibérie, c’est le second plus grand diocèse du monde, et il ne compte que quelques centaines de catholiques !) ; ensuite, et conjointement, la présentation des sept livres en un, symphonie scripturale éminemment interreligieuse et interculturelle, orchestrée par Rachid Koraïchi.

Ce croisement d’influence est inhabituel. Il peut arriver, par exemple, qu’à l’instar du Dalaï-Lama un bouddhiste encourage ses interlocuteurs européens à approfondir leur propre tradition ’spirituelle, plutôt que de s’en aller butiner ailleurs ; mais jamais aucun lama ne m’a entraîné à la messe ! J’ai voulu en savoir plus sur le credo personnel de l’artiste algérien, devenu en peu de temps un chaleureux ami. Il est resté discret. Comme si sa démarche était, en fin de compte, tout simplement humaine. Je le sais membre de la confrérie soufie desTijaniya...

Finalement, par une sorte d’effet miroir, c’est sur le christianisme en pays musulman que l’attitude de Rachid m’a incité à réfléchir plus avant. Et, très vite, quelques éléments clés se sont imposés : les moines deTibhirine y avaient mûrement réfléchi, à commencer par leur prieur, Christian de Chergé, qui avait conçu une forme de théologie de la naissance pour un monde post-colonial.

L’information la plus concise que j’aie trouvée à ce sujet est accessible sur un site web tenu par un ancien moine cistercien , Henry Quinson, qui vit aujourd’hui dans un quartier majoritairement musulman de Marseille, où il anime une communauté chrétienne, la Fraternité Saint-Paul. Henry Quinson a traduit le livre que l’Américain John Kiser a consacré aux moines de Tibhirine : Jusqu’à l’extrême . Le cheminement de Christian de Chergé y est analysé en détail, et c’est passionnant. D’abord pour des raisons biographiques - on y apprend, entres autres, que le prieur du monastère Notre-Dame-de-l’Atlas fut, avant d’être prêtre, un tout jeune officier de la SAS pendant la guerre d’Algérie et qu’un père de famille algérien s’est sacrifié pour lui sauver la vie - si bien que le Français s’est ensuite juré de retourner dans ce pays, coûte que coûte, et de lui vouer le restant de ses jours : « Si cela n’avait pas été possible en tant que moine, écrit Kiser, il aurait trouvé un autre moyen. »

Mais l’essentiel tient à une question de fond, qui agite visiblement beaucoup les communautés concernées : qu’est-ce qu’un chrétien de l’ère post-coloniale, et même post-moderne, peut avoir à faire en terre musulmane s’il se refuse à jouer les missionnaires ? La réponse vient souvent de la bouche même de Christian de Chergé.

La question, pour lui, se pose d’abord en terme d’identité : « Au cas où vous souhaiteriez m’identifier plus précisément [...], interrogez donc notre voisin. Pour lui, qui suis-je ? Cistercien ? Connaît pas ! Trappiste ? Encore moins. Moine ? Même le mot arabe qui dit la chose n’est pas de son répertoire. D’ailleurs, lui ne se demande pas qui je suis. Il le sait. Je suis un roumi, un chrétien. Voilà tout. Et il y a dans cette identification générique quelque chose de sain et d’exigeant. Une façon comme une autre de rattacher la profession monastique au baptême. »

Vient ensuite le respect de la sensibilité de l’autre, on pourrait quasiment dire le tact, entendu à un niveau sublime et à ne pas confondre avec le respect humain opportuniste. Comme l’écrit John Kiser, parlant des discussions parfois vives qui opposaient le prieur aux autres moines de Tibhirine :

« La haine et la violence dans les psaumes étaient devenues un sujet sensible lors des réunions hebdomadaires du groupe chargé de la liturgie. Ses membres savaient que les références à Israël et aux "ennemis du Seigneur"étaient omises dans la liturgie par certains prêtres d’Alger qui ne voulaient pas offenser ceux qui ne partageaient pas leur foi. [...] « Le psaume 138 pouvait prêter à confusion. Les musulmans ne risquaient-ils pas de se sentir visés par de telles imprécations ? Christian comprenait très bien l’importance accordée à la violence dans les psaumes. Il considérait cette forme de prière comme un cri vers le Ciel : "Dieu, sois juste pour que je ne me fasse pas justice moi-même ! Je sais que je ne peux pas être juste quand je suis en colère" La haine du psalmiste ne faisait qu’exprimer la violence qui l’habitait, laquelle devait être reconnue pour ce qu’elle était vraiment : une réalité humaine universelle et incontournable. Néanmoins, Christian pensait qu’il n’était pas raisonnable de chanter ces versets enflammés alors que les actes de brutalité ne cessaient de se multiplier alentour. Sur cette question, les frères étaient tous unis contre leur prieur : à leurs yeux, il cédait trop aux pressions extérieures . »

Se posent aussi toutes les questions relatives au respect des règles de base de la vie monastique : chasteté, pauvreté, silence, travail manuel, hospitalité... Cette dernière prend une dimension très particulière, à Tibhirine :

« Avec un nombre limité de retraitants à l’hôtellerie, la vie sociale s’était déplacée vers la porterie, située dans la cour extérieure, où Jean-Pierre, Amédée et Célestin se relayaient pour accueillir les voisins [musulmans] qui venaient leur parler et étaient devenus leur priorité. Ils venaient pour toutes sortes de raisons - emprunter des outils, se faire traduire des papiers administratifs ou demander de l’argent -, mais avant tout, ils venaient parler de leurs malheurs à des interlocuteurs patients, compatissants, à l’écoute et prêts à faire tout ce qui était en leurs modestes possibilités. »

Autrement dit, ces trappistes se trouvaient poussés par le contexte à se comporter quasiment comme des prêtres séculiers... Mais la question principale se pose autrement : qu’est-ce qui différenciait ces chrétiens de simples militants humanitaires ? À l’évidence, les grandes joutes théologiques ne les intéressaient guère :

« Nous fuyons plutôt les joutes de ce genre. Je les crois bornées, écrivait frère Christian. Les gestes de la vie quotidienne partagée s’avèrent plus féconds :un verre d’eau offert ou reçu, un morceau de pain partagé, un coup de main donné parlent plus juste qu’un manuel de théologie sur ce qu’il est possible d’être ensemble. »

« Pourtant, insistent John Kiser et son traducteur français, il n’y avait rien d’anti-intellectuel dans la démarche du prieur des moines de Tibhirine, qui avait institué, avec des amis musulmans, un groupe de réflexion islamo-chrétien baptisé le Ribat es-Salam (le Lien de la paix) :

« Des membres d’une confrérie soufie de Médéa vinrent lui rendre visite. Ils avaient été conduits au monastère le jour de Noël par Jean-Pierre, qui avait fait la connaissance de l’un d’entre eux quelques semaines auparavant. Ils souhaitaient participer au nouveau groupe dont ce dernier leur avait parlé : le Lien de la paix. [...] "Nous nous sentons tous appelés par Dieu à faire quelque chose ensemble avec vous, dit l’un des soufis à Christian lors de leur première rencontre.

Mais nous ne voulons pas nous engager avec vous dans une discussion dogmatique. Dans le dogme ou la théologie, il y a beaucoup de barrières qui sont le fait des hommes. Or, nous nous sentons appelés à l’unité. Nous souhaitons laisser Dieu créer entre nous quelque chose de nouveau. Cela ne peut se faire que dans la prière. C’est pourquoi nous avons voulu cette rencontre de prière avec vous" Christian abonda dans leur sens, et le Lien de la paix fut rebaptisé Ribat-es-Salam5. »

Henry Quinson précise : « Je pense que Christian de Chergé avait développé sa théologie de l’espérance en refusant toute généralisation hâtive, s’intéressant plutôt aux "exceptions"prometteuses, souvent contagieuses à long terme. "L’arbre qui tombe fait plus de bruit que la forêt qui pousse", dit un proverbe asiatique. Frère Christian était toujours à la recherche des petites pousses d’espérance. Un monde nouveau était sur le point de voir le jour. Il ne fallait pas concentrer toute son attention sur les douleurs de l’enfantement, mais regarder le terme, pressentir la venue, hâter l’avènement du Royaume qui vient. La théologie de l’espérance de Christian de Chergé est d’abord une théologie de la naissance : "Et, de naissance en naissance, nous arriverons bien, nous-même, à mettre au monde l’enfant de Dieu que nous sommes !"

« Pour lui, les sociétés arabo-musulmanes actuelles se trouvaient moins en déclin qu’en phase de mutation. En Algérie, la succession rapide d’événements plus ou moins marquants lors de ces dernières décennies - lutte sanglante de libération, recouvrement d’une certaine souveraineté, passage en force du modèle socialiste, effondrement de ce même modèle, avènement du modèle libéral, retour en force du modèle islamique, rejet du fondamentalisme - étaient autant de ruptures et de remises en question, qui allaient probablement s’avérer, à moyen terme, préférables à l’immobilisme et à la stagnation.

« Dans cette optique, conclut l’animateur de la Fraternité Saint-Paul de Marseille, la présence monastique chrétienne en terre d’islam consisterait à vivre le mystère pascal : apparemment, c’est la nuit totale et le silence du samedi saint ; en réalité, c’est la mort nécessaire pour vivre la Résurrection promise à toute la création, actuellement dans les douleurs d’un enfantement qui dure encore (saint-Paul). La théologie de Christian de Chergé est donc d’abord une théologie de la communion dans la mort du Christ : théologie de l’échec humain personnel transformé en victoire collective. Cette Pâques consiste pratiquement à partager la condition mortelle d’un peuple, d’une civilisation, et même d’une religion, en disparaissant avec eux pour renaître avec eux, évangélisés par le don d’un martyre partagé avec tous ceux qui ont été frappés injustement par la violence. Christian résumait cette perspective en un raccourci saisissant : "L’Incarnation se termine par un meurtre." Pour lui, donc, être assassiné n’était certes pas un bien, mais ce n’était pas, pour autant, un échec, au contraire ! Mystère de l’Incarnation pascale : Verbe fait chair dans la contingence dont la mort libère l’Esprit pour créer une humanité nouvelle. »

http://fr.wikipedia.org/wiki/Abbaye...

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Les moines de Thibhirine Le monastère de Tibhirine

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